07.
Ari eut un haut-le-cœur en entrant dans la pièce.
Il y avait déjà foule à l’intérieur. Les techniciens de l’IJ[1] s’affairaient sur la scène du crime. Photographie, relevé d’empreintes, prise de cotes… Mais Mackenzie parvint à voir le cadavre derrière eux.
Dans sa carrière, il avait plusieurs fois été amené à découvrir des corps mutilés et des scènes d’homicide particulièrement atroces. Avec les années, il avait fini par s’y habituer. Mais cette fois, le corps allongé devant lui n’était pas celui d’un inconnu. C’était le corps de Paul. Et maintenant, il était mort. Avec un trou au milieu du crâne.
Ari ferma les paupières un instant et s’appuya sur l’encadrement de la porte. Mais l’image restait là, gravée comme une persistance rétinienne.
Le vieil homme, entièrement nu, avait été ligoté sur la table à l’aide d’une fine corde blanche, par les poignets, les chevilles et le torse. Il portait plusieurs marques de coups sur les bras, la poitrine, et son arcade sourcilière droite était ouverte, maculée de sang séché. Des lividités apparaissaient çà et là, qui donnaient à sa peau une couleur violacée. On avait méticuleusement rasé son crâne ; quelques cheveux gris étaient éparpillés sur le coin de la table et le sol. Presque au milieu du scalp, à l’emplacement de la fontanelle, un orifice d’environ deux centimètres de diamètre laissait s’échapper les dernières gouttes d’un liquide visqueux et grisâtre. Son visage, figé, exprimait un effroi qu’un début de rigidité accentuait encore et ses yeux, grands ouverts, fixaient le plafond. L’aspect de la cornée, déjà piquetée, donnait à son regard un air glacial.
Il régnait dans la pièce une odeur forte qui piquait les narines. Il y avait certes le mélange écœurant de la chair en charpie, de la sueur et des excréments, mais Ari était certain de distinguer autre chose. Un parfum acide qui lui rappelait celui des salles de dissection et s’ajoutait à la nausée qui le gagnait davantage.
La fenêtre de la cuisine était ouverte et laissait entrer le froid de janvier. Ari plaqua un mouchoir sur son nez et se frotta le visage, comme si cela avait pu chasser ces images.
— Il a le droit de rester ici, lui ? Oh ! Monsieur ! Vous me faites de l’ombre, là…
C’était la voix du photographe de l’IJ.
— C’est bon, Marc, monsieur est de la maison.
Le commissaire Alain Bouvatier, un homme d’une trentaine d’années, petit et maigre, le cheveu court, un bouc taillé de près, les traits fins, s’avança vers Ari.
— Ça va ? Vous êtes tout pâle.
Au même instant, un nouveau flash éblouit Ari. Sous la vive lumière, l’espace d’une seconde, le sang répandu tout autour de la table prit une teinte écarlate et le corps de Paul sembla plus blanc encore.
— Ça va, répondit Ari sans conviction. Ça va… C’est juste que je… Je le connaissais.
Le commissaire fronça les sourcils.
— C’est pour ça que vous êtes là ? J’ai cru que la DCRG[2] était sur le coup… Vous n’êtes pas en service ?
— Non, lui et moi avions rendez-vous…
Bouvatier hocha lentement la tête. Il avait beau prendre un air sûr, Ari devinait qu’il n’était pas habitué à ce genre de spectacle. À Reims, ce n’était sûrement pas son lot quotidien et il était encore un jeune commissaire.
— Vous pouvez me confirmer qu’il s’agit bien de Paul Cazo ?
Ari déglutit douloureusement. Il aurait aimé pouvoir assurer le contraire.
— C’est bien lui.
— Je vois. Merci. Bon, ce n’est peut-être pas une bonne idée que vous restiez ici. D’autant que vous n’avez pas d’habilitation judiciaire, aux RG, hein… Allez, vous devriez sortir, maintenant, je prendrai votre déposition demain au commissariat.
— Non… Attendez, c’était un ami de mon père, je voudrais…
— Justement, coupa le commissaire. Je suis désolé, mais il faut nous laisser faire notre boulot. Et puis le procureur va débarquer d’un instant à l’autre…
Ari acquiesça. Il savait qu’il ne servait à rien d’insister et il n’aimait pas entrer en conflit avec des collègues. À vrai dire, ce dont il avait vraiment envie, à présent, c’était d’un whisky sec.
Il jeta un dernier coup d’œil à l’appartement de Paul et tâcha de mémoriser tout ce qu’il pouvait y voir. Il voulait se raccrocher à ça : l’analyse. C’était ce qu’il savait faire de mieux, sa spécialité, sa force. Embrasser d’un seul regard, enregistrer, utiliser sa mémoire photographique. À cet instant, cela l’aidait à se focaliser sur autre chose que le choc qu’il venait de subir. Il détailla la pièce. Les meubles luxueux, assortis, les quelques bibelots, un tableau représentant un temple ancien, une vitrine, les objets exposés à l’intérieur, la télévision, éteinte, le magnétoscope, encore sur l’heure d’été, la bibliothèque, les livres, si nombreux, certains très vieux, un ordinateur, un bureau mal rangé… C’était comme s’il scannait discrètement tout ce qui l’entourait, comme s’il cartographiait les lieux du crime.
Il adressa un dernier regard au commissaire et sortit rapidement.
De plus en plus de curieux s’étaient attroupés sur le trottoir. Au loin, entre les immeubles, on apercevait un flanc de la cathédrale de Reims, majestueuse, comme un vaisseau ancien flottant au milieu des brumes, prêt à partir. Au-dessus d’un portail de la façade ouest, Ari distingua une parcelle du gâble. Le Christ, sur un trône, soutenait à bout de bras le globe terrestre, au milieu d’une myriade d’anges.
La mine grave, Mackenzie se faufila à travers la foule puis, à quelques centaines de mètres de l’immeuble de Paul Cazo, il trouva un café encore ouvert.
C’était un troquet de province qui n’avait pas tout à fait quitté le siècle précédent, avec des tables usées, des miroirs décorés à l’effigie de grandes marques de bière, des vieux cendriers jaunes, un comptoir en aluminium, un panneau du tiercé et deux ou trois clients qui avaient l’air d’être ici comme chez eux.
En franchissant le pas de la porte, on était saisi par une odeur de renfermé. Un flipper jouait en boucle une musique nasillarde, à peine couverte par les vieux tubes d’une station de radio locale qui passaient sur le poste posé au-dessus de la machine à café.
Ari s’assit au fond de la salle, à une table cachée dans l’ombre. Le patron ne tarda pas à venir prendre sa commande en traînant des pieds, le regard fuyant.
— Qu’est-ce que vous avez comme whisky ?
Il grimaça en entendant la réponse. Il aurait donné n’importe quoi pour un bon single malt d’une petite île d’Écosse, mais ce n’était évidemment pas la bonne adresse. Inutile de jouer les Parisiens.
— Bon, eh bien servez-moi ce que vous voulez, mais un double et sans glace, surtout. Sans glace.
Tandis que le patron lui apportait son verre, Ari prit soudain conscience que la dernière fois qu’il avait vu Paul, ils avaient justement bu un verre dans un bar à whisky du Marais, à Paris. Sans doute était-ce, inconsciemment, ce qui l’avait amené ici.
Il porta le verre à ses lèvres. En reposant son whisky, il nota la présence d’une femme, la trentaine passée, qu’il n’avait pas remarquée en entrant. Elle était assise de l’autre côté de la pièce, comme lui, seule à une table. Elle avait une longue chevelure blonde et, peut-être, les yeux bleus – en tout cas Ari aima à le penser. Elle l’observait fixement et lui adressa un sourire. Il crut lire dans ses yeux un peu de compassion. Quelque chose d’un « qu’est-ce qu’on fout là, hein ? » Ari inclina la tête poliment. En d’autres circonstances, il n’aurait pas résisté à l’envie de lui offrir un verre et d’entamer la conversation. Il n’était pas du genre à se priver de ces plaisirs-là. Mais son esprit ne pouvait se détacher de la scène de crime. Une seule chose le préoccupait. Pourquoi Paul ? Pourquoi l’avait-on assassiné ? Et pourquoi le vieil homme lui avait-il dit : « Je ne peux rien te dire au téléphone. » Quel message important voulait-il lui transmettre ?
S’il y avait une chose que tous ses amis – et même les amis de son père – savaient au sujet d’Ari, c’était qu’il était un homme de confiance et que, en cas d’urgence, on pouvait toujours compter sur lui. Non qu’il fût un benêt dévoué, loin de là, mais il avait construit ses amitiés sur le principe qu’un appel au secours n’était jamais à prendre à la légère. En réalité, c’était même là sa définition de l’amitié : l’important n’était pas forcément d’être présent les jours de fête, mais de ne jamais être absent les jours de crise. En outre, Ari était un célibataire de trente-six ans, sans enfant, et son drôle de métier avait beau lui prendre beaucoup de temps, il lui laissait une certaine liberté de mouvement. En bref, c’était un homme plutôt disponible. Pourtant il ne lui semblait pas que cela fût la seule raison pour laquelle Paul l’avait appelé. Pour le prier ainsi de venir au plus vite à Reims, sans pouvoir parler au téléphone, le vieil homme avait certainement eu quelque chose de très grave à lui confier. Mais quoi ?
Un peu après minuit, obligé de quitter le café qui fermait, Ari se paya une chambre minable dans un hôtel minable, à quelques pas de là. Il aurait aimé rentrer à Paris, chez lui, mais il avait promis au commissaire d’aller faire sa déposition. Il faudrait attendre le lendemain.
Allongé sur son lit, Ari revoyait l’image du corps de Paul, ligoté sur sa table de cuisine. Après tout, c’était l’achèvement idéal d’une soirée comme celle-là : déprimer seul dans une chambre qui sentait le moisi et cuver les quelques mauvais whiskys de trop qu’il avait avalés dans un troquet de seconde zone.
Il éprouva alors un sentiment violent de solitude. La mort de Paul le laissait seul face à son père. Il héritait soudain d’une responsabilité qu’il avait jusque-là partagée avec le vieil architecte et il se demandait s’il serait capable de faire front. Étrangement, Ari s’était depuis longtemps préparé au décès de son père, mais pas à celui de Paul.
L’isolement qu’il subissait dans cette chambre ne lui paraissait qu’une allégorie de ce que sa vie, bientôt, allait devenir. Quatre murs enfermant un silence profond. Aucun partage, aucune béquille, plus personne sur qui s’appuyer, apprendre à vivre seul.
Apprendre à vivre seul.
Après tout, était-on jamais autre chose que livré à soi-même ? La vie ne nous menait-elle pas, irrémédiablement, vers une expérience qui ne se partage pas ?
À deux heures du matin, tandis que le sommeil et les effets de l’alcool commençaient enfin à atténuer son angoisse, Ari se leva pour fermer les volets. Il vit alors une voiture démarrer en bas de l’hôtel. Une vieille et longue berline américaine marron. Et il ne put s’empêcher de se dire qu’il avait déjà vu cette voiture.